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Joe Dassin: "L'Amérique, j'y suis né..."

  

    Il est "sympa" . 1,86 m, 73 kg, les cheveux bouclés, des épaules d'athlète, et une voix de jeune Dieu-baryton.

    — Joe Dassin : les statistiques sont unanimes : vous êtes, cette saison, le chanteur ayant vendu le plus de disques. Votre 45 tours L'Amérique bat tous les records. Que ressentez-vous?

    — Ce n'est pas le chiffre de vente qui me comble de joie. C'est, en marchant dans la rue, d'entendre un peintre en bâtiment chanter à tue-tête une chanson que j'ai créée ; ou, quand je fais mon plein d'essence, d'être servi par un pompiste qui la fredonne sans deviner qui est son client. Qu'une de mes chansons puisse devenir le plaisir, parfois le soulagement de ces gens durant leur travail, c'est cela qui procure un sentiment d'exaltation.

    — Votre succès a été foudroyant. Quelles en ont été les principales étapes ?

    — Je n'aime pas le mot succès. Je ne sais pas encore exactement ce qu'il veut dire.

   

Joe Dassin chante pour son public. Devant le Tout-Paris à l'Olympia ou devant son père il aime à lire sur les visages le plaisir donné.
    — J'admire votre modestie et je pose ma question autrement : quelles étapes ont marqué votre marche vers la réussite ?

    — Ça a commencé par un flirt. Je faisais la cour à une jeune fille extrêmement sympathique. Elle disait adorer les airs du folklore américain que je chantais en jouant de la guitare. Alors, j'ai enregistré un disque. Il a été mauvais. Je fus piqué au vif. Je me disais : “ Regarde tous ces gens qui ont la faveur du public : ils ne sont ni plus intelligents, ni plus doués que toi. Tu devrais pouvoir réussir comme eux... ” Je me suis donc obstiné. J'ai enregistré un deuxième, puis un troisième disque : le résultat a été meilleur. Mais, de nos jours, une réussite complète, c'est avant tout, sur scène qu'on doit l'obtenir. En 1966, un de mes amis me demanda de l'accompagner dans un établissement de Bruxelles. J'y suis allé avec quatre chansons à moi, et toujours ma seule guitare. Là, d'emblée, j'ai ressenti une impression décevante : avant moi, derrière moi, dans le même programme, je voyais “ passer ” des gens qui possédaient un orchestre, une sonorisation, je me faisais l'effet, en grattant mes cordes de présenter un spectacle de patronage, rien de plus. Un imprésario vient me trouver. “ Voulez-vous travailler avec moi ?” Je lui réponds que je le ferai seulement le jour où l'on m'offrira un cachet suffisant pour pouvoir me payer une bonne “ sono ” et des musiciens. Il ne répond rien, mais revient me voir en février 1968: " J'ai obtenu le cachet demandé. " C'est depuis ce temps-là seulement que je me produis sur la scène. Ce que je trouve le plus formidable dans ce que vous appelez le succès, c'est que je puisse dire, désormais : “ Je veux travailler samedi... ” et qu'il se trouve obligatoirement un organisateur qui, l'apprenant, veut m'engager, oh ! miracle pour ce samedi-là. Et c'est cela, finalement qui se réfléchit dans la vente des disques, dans le regard des gens, dans le sifflottement du pompiste.

    — Et vous dites toujours ne pas savoir ce qu'est le succès ?

    Dassin sourit. Un sourire franc comme l'or, mais fugace. Il sent que je l'ai un peu coincé.

    — Ah ! si vous me donniez vous, une bonne définition du mot, je deviendrais très riche, mais en tant que producteur. Tout est si fugace, dans ce domaine, si changeant ! Après tout, “ succès ” signifie peut-être et seulement : “ ... avoir suffisamment de boulot... ”

    -A quel genre de public plaisez-vous?

    — Je l'ignore aussi figurez-vous. Je ne parviens pas à le déterminer, à telle enseigne que le mot “ public ”, lui non plus, n'a pas de sens précis pour moi. Quand je regarde les gens venus dans une salle pour m'entendre, je n'en tire pas de conclusions générales, il y a des enfants et des vieux, de bons bougres et des mômes, des bourgeois et des métallos. Mais tels qu'ils sont, j'ai besoin de les voir. Sentir leur présence n'est pas assez. Je ne crois pas à l'anonymat du spectateur. On envoie sur la scène où je me produis autant d'éclairages et de feux de rampe que pour un autre, mais remarquez-le : je me tiens toujours plus en avant que mes camarades. C'est que je déteste le “ trou noir de la salle ”. Je veux lire sur les figures des gens. Ainsi, je vois si une chanson fait plus ou moins de succès qu'une autre, ce qui plaît ou, au contraire, déplaît. Je veux pouvoir rectifier le tir. Je me sens toujours un peu dirigé par les réactions de la salle. C'est pourquoi j'aime savoir qui est là. Mais je le fais soir par soir. C'est assez empirique. Pas de théorie valable à tous les coups.

    Mettez deux mille personnes dans une salle un jour et le même nombre dans la même salle le lendemain. Vous pourrez avoir une série de réactions complètement différentes. Et c'est mauvais de s'entêter, de vouloir imposer ce qui, ce soir-là, justement, ne plairait pas trop. Il faut être souple.

    — Etes-vous plutôt l'homme des soirées de gala d'un vendredi au casino ou celui des salles du samedi, plus populaires ?

    — Jusqu'à présent, mon meilleur jour, c'est le dimanche en matinée. Ne me demandez pas pourquoi. Tout le mystère, tout l'intérêt de mon métier viennent d'ailleurs de là.

    — Est-il plus agréable de chanter dans un music-hall, ou au milieu d'une grande foule, en plein air, à quelque fête de campagne ?

    — Ce sont presque deux métiers différents. A l'Olympia, par exemple, on est entouré de moyens techniques très poussés, et on se sent donc entièrement responsable de l'atmosphère qu'on doit parvenir à créer. Dans les grandes fêtes populaires, au contraire, l'ambiance est créée autant par la foule que par celui qui est sur scène. En réalité, il n'y a rien de plus jouissif qu'une grande soirée populaire quand elle est bien réussie.

    — Combien de temps vous faut-il, après avoir terminé, pour que le pouls de votre cœur s'apaise ?

    — Après une soirée devant 20000 personnes en plein air, quelquefois deux heures. Après un gala au Sporting de Monte-Carlo, une minute et demie suffit. Ce n'est pas le même genre de représentation.

    A toute question, il répond en connaisseur de l'âme humaine. D'évidence, il ne se laisse pas entraîner par un courant : il cherche à comprendre, à savoir, à se perfectionner. Il ne subit pas sa grande réussite : il la dirige. D'ailleurs, Joe Dassin — ce n'est pas Dassin seul, mais toute une petite troupe. L'orchestre dont il rêvait, en Belgique, il y a moins de quatre ans — il le possède maintenant, et bien davantage. Il m'expliquera :

    — C'est que, de plus en plus, le côté visuel d'un programme prend autant d'importance que la chanson proprement dite. Il faut donner à ceux qui payent leur fauteuil quelque chose à regarder, en même temps qu'à entendre. Conséquence : l'homme de spectacle devient une sorte de chef d'entreprise en perpétuel déplacement. Je ne dis pas que ce soit bon : je trouve, personnellement, extraordinaire, que Brassens demeure le grand Brassens, juste avec un musicien pour faire la basse. Mais quoi ; nous, les miens, nous sommes, une quinzaine tout compris, si j'ose dire. On se déplace en formation motorisée, mi-légère, mi-lourds. Je pilote ma Mercedes 300, en emmenant mon secrétaire ou mon régisseur. Les musiciens suivent dans un car, la technique dans un second, et les danseuses utilisent un break.

Joe, dans son appartement parisien, avec sa sœur Julie, premier juge, meilleure amie.
    — Pourquoi la voiture ? Pourquoi pas l'avion, par exemple ?

    — L'avion, cher monsieur, diable, diable...

    ... Et il éclate de rire. Ce garçon très sain, bien bâti, plaît par son naturel, par son manque d'affectation !

    — ... C'est que, voyez-vous, nous devons nous rendre de Sainte-Menéhould à Bagnères-de-Bigorre et de Craponne-sur-Azon au casino du Touquet. Figurez-vous qu'il n'y a pas de ligne directe. Cette interview vous l'enregistrez à l'Hermitage, à La Baule, alors que j'étais hier encore à Ferney-Voltaire, dans le voisinage immédiat de Genève. On ne peut pas arranger les dates des galas avec les horaires des trains non plus ! Voilà pourquoi la voiture et les deux cars. Mais je ne conduis jamais vite. Je vois trop de choses pas belles sur la route. Je respecte rigoureusement le code.

    — Combien de kilomètres rien que pour juillet et août ?

    — Vingt-cinq mille environ. L'ennui, c'est que je n'ai plus de temps pour le sport. Auparavant, je faisais énormément de ski, d'athlétisme. Depuis que je divertis les gens, impossible. Alors, une fois par an, je “ coupe ", et je pars pour la grande pêche, à l'autre bout du monde, pour deux mois.

    — Que faisiez-vous avant de chanter ?

    — J'étais professeur d'ethnologie à l'université du Michigan, aux États-Unis. Je suis né à New York, mais quand j'avais douze ans, mes parents sont venus habiter en France. Ils ont eu l'excellente idée de ne pas m'y mettre dans une école américaine, mais dans un lycée français. Je suis donc devenu bilingue, encore que je parle mieux l'anglais qui est ma langue maternelle. L'ethnologie m'attirait. Je suis allé l'enseigner dans mon pays. Une nouvelle fois, je revins en France (rassurez-vous : pour faire Paris-New York, c'est bien l'avion que je prends). Je pensais poursuivre ici dans le professorat. Mais je me suis vite aperçu que l'ethnologie américaine n'était pas très considérée ici, et de plus, qu'elle m'intéressait moi, en fin de compte, un peu moins que je l'avais cru... Ce fut une grande découverte. En réalité, je ne m'imaginais pas que je puisse, un jour, gagner ma vie en chantant, c'est-à-dire en faisant une chose que j'aime. Même maintenant, cela me semble un peu injuste...

    — Le fait d'être le fils d'un metteur en scène et acteur aussi connu que Jules Dassin, a-t-il beaucoup influencé votre carrière, facilité vos débuts ?

    — Facilité ? Je ne crois pas. Après tout, même si vous êtes prince d'Angleterre ou président de la République, ce que le public veut, ce n'est pas votre titre, ni votre parentèle, mais votre talent — si vous en avez. Quant à avoir été influencé par mon père ? Je conçois mal qu'un enfant ne soit pas influencé du tout par le sien ; mais je ne pense pas que dans ce milieu difficile et ingrat du spectacle, le nom de mon père ait pu attirer à moi autre chose que, mettons, un premier regard de sympathie. Je ne dirai pas, non plus, que c'est son exemple qui m'a poussé à chanter. Il a toujours absolument séparé sa vie professionnelle de sa vie familiale. Il rentrait peut-être un peu plus tard qu'un employé de bureau ou un banquier, mais quand il était rentré, il était chez lui, et plus du tout comme sur une scène. Je n'avais donc pas l'impression qu'il faisait quelque chose de différent des autres papas. Parlons d'hérédité, peut-être. Papa est acteur et metteur en scène. Ma mère a longtemps été une très bonne violoniste de concert... Ce qui ne l'a pas empêchée d'ailleurs, d'être une mère adorable. Sur les deux mille exemplaires qu'a atteint mon second disque, elle en avait acheté, sans me le dire, trois cents pour les offrir à ses amies.

    — Votre père a-t-il été un bon père pour vous ?

    — Excellent, je crois. Mais suis-je bien placé pour juger ? On juge ses parents quand on est très jeune, ou très vieux. Je ne suis pas encore assez vieux. J'ai trente ans.

    Phrase juste. Elle va loin. L'ethnologue est psychologue.

    — Revenons à votre métier actuel. Pourquoi l'aimez-vous ?

    — Plus je m'y enfonçais, plus je sentais qu'il était fait pour moi. Non pas parce que ma voix retenait l'attention des gens, non pas parce qu'on me disait que j'avais ceci ou cela, du charme, que sais-je ? Il me plaisait subjectivement. Au fond, je n'aimais pas la régularité de l'université, sa routine, sa stabilité totale. Une fois qu'on est installé dans l'enseignement supérieur et qu'en somme on est arrivé, assez jeune, à une bonne situation, on ne bouge plus. Or, ce sentiment de stabilité finit par être endormant. En revanche, le spectacle, c'est un défi permanent, car il y a toujours un renouvellement à faire sur une espèce de fond d'angoisse qui me plaît beaucoup. On est toujours à se demander si on fait les choses comme il faut. On est toujours éveillé à la nécessité de ne pas s'encroûter. Mais je ne veux pas parler d'art pour l'art, ni dire : “ J'écris des chansons par vocation. ” Si j'ai une vocation, c'est celle de divertir les gens. Je ne dis pas “ amuser ". Divertir est plus large. On peut les divertir de leur “ quotidien ” même en leur donnant quelque chose de pas spécialement gai.

    — Qu'est-ce alors que le spectacle, Joe Dassin ?

    — Une espèce de magie dont je reste en toutes circonstances le spectateur permanent. En réalité, je n'ai jamais pu me réconcilier avec le fait que je fasse du spectacle. C'est un sentiment confus, difficile à préciser, mais je suis, je demeure, un spectateur fasciné des autres. Louis Armstrong, Jacques Brel, Montand me font retrouver mon âme de gosse et n'importe quel bon artiste peut m'envoûter, qu'il soit prestidigitateur, expert en tours de passe-passe, conteurs d'histoires drôles, ou chanteur. Je connais des gens qui sont un spectacle en eux-mêmes, en permanence dans un salon...

    En tout cas, je suis spectateur de moi-même, et sans la moindre indulgence.

    - Comment vous comportez-vous sur le plan nerveux durant une soirée ?

    - Au début, il y a une certaine peur. Appelons-la le trac. Ensuite, elle devient excitation, émotion artistique, quelque chose de très agréable.

    — Quand commence le trac ? Quand vous vous mettez en vêtement de scène ? En passant votre smoking blanc, ou cette chemise à friselures de dentelle que mes filles aiment tant ?

    — Ce n'est pas une question de vêtements. Ça commence au moment, je crois, où l'on se sent prêt à paraître en homme devant d'autres hommes, où l'on se dit : “ Maintenant, je dois créer un monde différent dans lequel je vais chanter. ” Mais toujours, nous sommes deux : et moi spectateur, et moi chanteur. Une personne qui vit, qui aime la poésie, la lecture, la pêche. Une autre qui est sur scène et qui travaille. C'est pourquoi je demeure d'une lucidité constante. Pas absolument durant le travail même, durant le tour de chant, mais aussitôt après, dès que je suis sorti de scène, dès que je me dévêts pour me rhabiller. Je n'aime pas être dérangé à ce moment-là. Mes impressions personnelles, emmagasinées pendant mon passage devant le public, me reviennent à une vitesse foudroyante. C'est là que je veux saisir l'instant, tirer une leçon, apprendre à me corriger. Mais n'en déduisez pas que, comme certains s'écoutent parler, moi, je m'écoute chanter. Ce n'est pas cela du tout.

    Toujours, chez Dassin, ce don d'analyse, cette maturité.

    — Dans une heure, vous chantez, ici, à la La Baule. J'ai quelque scrupule à vous retenir. Mais ce que vous dites est passionnant. Par exemple, qu'est-ce que pour vous le spectateur ?

    — Mon employeur ! Je suis donc à son égard respectueux et de bonne volonté.

    — Mais vous ne signez jamais d'autographes !

    — Pas après un spectacle, en tout cas. Je l'ai fait. Je ne le fais plus. Pendant un bon bout de temps, les organisateurs insistaient, les gens venaient, on me tendait des bouts de papier, on exigeait des photos. Encore une pour maman, une pour le petit neveu... J'avais l'impression d'être le bébé à qui on fait manger la soupe. Je ne me rendais pas compte que j'étais en train de détruire tout ce que j'aimais dans le spectacle en tant que spectateur. Écoutez, j'avais découvert Harry Belafonte quand j'avais treize ans: il me causa une impression énorme. La magie, la féerie, c'était lui. Je n'aurais pas supporté de le voir comme quelque ouvrier spécialisé. Pour moi, c'était un être à part. Et un beau jour, je me suis vu, justement, signant des autographes, fatigué, transpirant, les mains salies par le stylo, ayant déchiré d'un coup cette ambiance qu'en deux heures j'avais réussi à faire naître. Depuis ce jour-là, je ne signe plus en sortant de scène... Vous comprenez : je suis toujours mon propre spectateur. C'est pourquoi, sur le plan professionnel, je choisis mes chansons et ma présentation sur scène en tant que spectateur ; c'est-à-dire, que je fais comme j'ai l'impression que j'aimerais voir faire — si c'était un autre.

    — Vous composez vous-même deux de vos chansons sur trois. Est-il plus “ jouissif ”, pour reprendre un de vos termes, de chanter votre propre composition ou celle d'un autre ?

    — A partir du moment où je chante une chanson, même si elle est d'un autre, elle devient à moi. J'y mets tellement de moi-même.

    — Quelles sont celles que vous préférez ? Cécilia ou cette “ Amérique ” qui marche si fort?

    ... Mes amis, je dois m'en aller ;
je n'ai plus qu'à jeter mes clefs ;
car elle m'attend depuis que je suis né : l'Amérique...

    — Les chansons, M. Zitrone, c'est comme des enfants. On préfère les dernières. Ou celle qu'on fera...

    — Un dernier mot. Vous parliez de deux mois de vacances. Où les prendrez-vous ?

    — Je vais aller dans l'hémisphère Sud en octobre pêcher l'espadon. Ça, ça vous change de tout. Puis, j'ai une tournée en Afrique, une au Japon, des disques à enregistrer en anglais, en allemand — ce seront de nouveaux débuts. Et je ne reprendrai mes tournées en France qu'en janvier.

    ... Eh bien ! Je sais beaucoup de filles à qui ça va paraître long, long, long...

   

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