JACQUOT ARRIVE...
En rentrant de son déjeuner avec moi, Joe, tout heureux, dit à Maryse : "Je crois que j'ai enfin rencontré un véritable professionnel avec qui je vais pouvoir travailler."
Quelques jours après je le revois dans les bureaux de CBS. Naturellement nous reparlons métier, nous nous apercevons que nous avons les mêmes idées, et décidons de travailler ensemble.
Joe me demande un premier conseil.
Je réponds: "Laissez d'abord pousser vos cheveux." (A cette époque on se disait "vous".)
Joe (qui explose): "Qu'est-ce que ça veut dire? Je ne vois pas le rapport avec ma carrière."
Jacques (très calme): "Et Les Beatles? En plus de leur talent, vous ne croyez pas que leurs cheveux longs ont eu une importance pour leur carrière?"
Joe n'est pas convainçu, mais il laisse pousser ses cheveux et je découvre avec surprise qu'il a une magnifique chevelure bouclée.
Nous préparons le premier enregistrement. Et là, il se passe quelque chose de très drôle.
Joe, lors de ses premiers disques, s'était vu réfuser par CBS deux titres qu'il avait trouvés. Tous les deux étaient devenus des tubes... mais pas par lui. Il s'agissait tout simplement de Scandale dans la famille, par Sacha Distel et Si j'avais un marteau, par Claude François. Il arrive avec une troisième chanson, en me disant:
Joe (un peu agressif): "J'ai un titre que je voudrais enregistrer."
Jacques : "Ah bon! Lequel?"
Joe (sortant le disque): Ca m'avance à quoi.
A ces mots, je me mets à sourire, et je sors du tiroir de mon bureau un disque, en disant: "Moi aussi, j'ai un titre." Joe prend le disque. C'est Ca m'avance à quoi.
Joe (stupéfait): "Ah bon, vous connaissez?"
Jacques: "Je l'avais mis de côté pour vous le proposer, car je l'aime beaucoup."
Joe éclate de rire. Ca commence bien...
Maintenant, il faut "réaliser" le disque. Un premier disque ce n'est jamais facile. Je me dis que comme Joe est américain, il vaudrait mieux l'enregistrer à Londres, pour qu'il soit plus à l'aise et pour avoir un arrangeur et des musiciens qui "swinguent" . J'en parle à Joe. Il est emballé par l'idée. J'arrive à convaincre Jacques Souplet (ce qui était chic de sa part, car à l'époque peu d'artistes français enregistraient à Londres).
OK, tout le monde est d'accord. Il faut trouver l'arrangeur. Mais où? J'appele un ami anglais. Il me donne trois noms. Je téléphone pendant deux jours au premier de la liste. Il ne répond pas. Le destin sans doute... J'appele le second: Johnny Arthey. Il répond tout de suite.
Nous débarquons à Londres, Joe et moi. Joe est fou de joie de parler anglais (sa langue maternelle). Je ne peux plus l'arrêter. Johnny est très " british", cool, énigmatique, réservé, un peu froid, sympa et très étonné qu'on veuille lui faire faire des arrangements ou il "n'y aura pas que des violons". Jusqu'alors, il n'a écrit que pour les cordes. Je lui dis avec assurance: "Ne vous inquiétez pas: si vous savez écrire pour les cordes, vous saurez écrire pour les cuivres."
(En fait, je n'en savais rien!)
Et commence la première séance de "routining" (ou "routine") ce qui ne veut strictement rien dire en français, et qui signifie en anglais: "discussion sur la façon d'écrire l'arrangement". Joe va se révéler comme un AS du "routining". Il prend ce pauvre Johnny, et, mésure par mésure, il ne le lâchera plus d'une semelle (pendant quinze ans!) Je ne suis pas en reste, je suggère, je discute, j'en rajoute. Ca dure des heures et des heures! Et je découvre que Joe et moi avons le même tempérament explosif. Quand nous ne sommes pas d'accord entre nous, nous nous engueulons EN FRANCAIS devant le regard effaré d'Arthey, qui ne comprend rien en dehors de son anglais natal... sauf une fois, dix ans plus tard, où tout d'un coup il va déclarer : "Joe, Jacques is right!" (Jacques a raison). A la longue, il arrivait à saisir des bribes de phrases!
Par la suite, on devait renforcer l'organisation du routining. Un magnétophone tournait sans arrêt pour enregistrer TOUT ce qu'on disait ainsi que les pré-maquettes musicales réalisées. Johnny emportait la bande pour écrire chez lui. Il DEVAIT la rapporter au studio lors de l'enregistrement, ou on la consultait sans arrêt. Ce qui devait faire dire à Pierre Delanoë: "Je connais pas mal d'emmerdeurs dans ce métier... mais vous deux, vous êtes hors-concours!"
En mars 1966, Joe et moi répartons a Londres pour l'enregistrement.
Nous sommes dans un pays...
que nous ne connaissons pas,
avec un arrangeur...
que nous ne connaissons pas,
avec des musiciens...
que nous ne connaissons pas,
dans un studio...
que nous ne connaissons pas,
Et pourtant, tout va se passer merveilleusement!
On revient à Paris pour l'enregistrement de la voix de Joe, et là, premier drame. Joe a le trac, et c'est normal puisqu'il sait que ce disque sera important pour sa carrière. Il est tellement inquiet qu'il tombe malade et devient aphone. Cette "maladie" se repetera avant les trois premiers disques. Ensuite, il n'en sera plus atteint!
Quand, enfin, il arrive au studio, il attaque Ca m'avance à quoi et sur la dernière note dans l'aigu sa voix se casse. Il réessaye plusieurs fois sans arriver à "sortir" la note. Il entre furieux dans la cabine en me disant: "C'est de ta faute. Tu as mal pris les tonalités."
A ces mots de Joe, je suis atterré, en me disant: "S'il ne sort pas cette note, le disque est foutu. Il faudra tout recommencer, dans une tonalité plus basse, et ce sera moins bon. Il FAUT qu'il chante."
Je me mets à hurler : "Je suis certain de la tonalité. Tu as chanté cette note facilement pendant le routining. Et maintenant tu vas te comporter COMME UN PROFESSIONNEL ET NON PAS COMME UN AMATEUR! Assez de conneries! Retourne dans le studio et chante!"
Joe, stupéfait de me voir dans un état pareil, retourne sans un mot se placer devant son micro. Je dis "moteur!", et Joe sort la note avec une aisance et une pureté stupéfiantes.
Jacques (très gentiment) : "Tu vois que j'avais raison, ce n'est pas plus compliqué que ça."
(Jacques)
CLAUDE LEMESLE
Joe et Maryse habitent, boulevard Raspail, en face du "Centre Américain" où Lionel Rocheman présente un spectacle qu'il a appelé "HOOTNANNY". C'est une "scène ouverte" où peuvent se produire des chanteurs et des musiciens amateurs. Joe et Maryse aiment bien y aller car il y a une ambiance très sympathique, à la fois sur la scène et dans la salle. Les spectateurs sont, pour la plupart, des étudiants américains ou français. Ils aiment la musique et viennent là pour découvrir de nouveaux talents. A la suite de leur passage au "HOOTNANNY" plusieurs jeunes artistes vont d'ailleurs devenir des vedettes.
Ce soir-là, il y a sur scène une jeune chanteuse de dix-huit ans : Michèle Cherdel. Joe est frappé par sa voix très pure dont le timbre est à mi-chemin entre celui de Joan Baez et de Nana Mouskouri. Elle est accompagnée par un jeune guitariste sympa, style Pierrot lunaire.
Joe, séduit par la voix de Michèle, les invite à prendre un verre à la maison après le spectacle.
Michèle Cherdel c'était VAVA, et le jeune guitariste c'etait... CLAUDE LEMESLE.
Joe propose à Vava de la produire, ce qu'elle accepte avec joie. Claude Lemesle en profite pour montrer ses chansons.
Joe trouve que ces textes sont pleins de qualités et de promesses. Le lendemain Joe me présente Claude et Vava....La collaboration avec Vava ne va durer qu'un temps. Celle de Claude Lemesle dure encore et va marquer toute la carrière de Joe.
Claude entre dans "l'équipe Dassin-Plait" qu'il devait décrire plus tard dans sa chanson "L'EQUIPE A JOJO". Les débuts ne vont pas être faciles pour lui. Il est dans une situation inconfortable, coincé entre deux "emm..." Joe et moi. Je dois dire que nous ne sommes pas tendres avec lui. Joe lui fait recommencer sans cesse ses paroles, ce qu'il accepte avec beaucoup de bonne volonté et une patience infinie. Au bout de quelques mois nous jugeons que Claude est prêt pour participer à l'écriture du nouvel album "LES DEUX MONDES DE JOE DASSIN" . Fou de joie, il écrit les paroles de trois chansons.
Il commence à fréquenter avec nous les studios d'enregistrement. Comme toujours, les séances sont interminables, de 13 h 30 à 4 heures du matin. Une nuit, je le réveille, car il s'est assoupi sur la banquette du studio.
"Claude! Mais tu dors! Qu'est-ce-que tu fous là? Tu ferais mieux de rentrer chez toi, puisque tes chansons sont deja enregistrées."
A quoi il répond (en se frottant les yeux) : "Je prends des leçons. Je reste pour vous voir travailler."
Je ne dis rien, mais je suis frappé par cette réponse qui montre une grande sagesse et une volonté de fer. Je me dis en moi-même: "Ce petit ira loin."
Claude Lemesle va aller très loin. Il est devenu en quelques années l'un des plus grands auteurs français. En 1986, la SACEM lui décerne le "GRAND PRIX DE LA CHANSON FRANCAISE". En même temps il célèbre sa 1000e chanson enregistrée.
Claude était l'ami de Joe. Depuis vingt ans il est mon ami. Il est resté exactement comme à ses débuts, malgré son immense talent, un garçon simple, modeste, travailleur acharné sous des dehors tranquilles, fidèle dans ses amitiés.
Claude est aussi "L'Encyclopédie de la chanson française". Doué d'une mémoire d'éléphant, il est capable de réciter TOUTES les paroles des chansons de Brassens, Charles Trénet, Brel, de tous les autres grands, et même de chansons très anciennes. Il connait par coeur TOUS les titres des disques de Joe, et peut même vous donner leur position exacte sur chaque disque, leur date d'enregistrement, le nom du studio, ou tout autre renseignement.
Claude adorait voir Joe en scène. Il suivait la plupart de ses tournées comme un fan. Et pourtant, ça n'était pas très agréable pour lui car il était "malade comme une bête" en voiture!
En dehors de la chanson, Claude a une autre passion dévorante : le FOOT. Il ne rate pas un match et n'hésite pas à se déplacer au bout du monde pour suivre ses équipes favorites. Ne lui téléphonez pas pendant la retransmission d'un match à la télé, car lui, si aimable d'habitude vous répond nerveusement: "Mais enfin, tu ne te rends pas compte, tu m'appelles pendant Bordeaux-Nantes! Rappelle-moi après le match." Le FOOT c'est sacré. Sa bible c'est le journal L'Equipe. Tous les matins, il se précipite pour l'acheter et le consulte fiévreusement. Même en vacances à Tahiti, au bout du monde, sur une île déserte, il réussit à lire son journal favori chaque jour...
Cher Claude Lemesle, des amis comme toi, vous feraient aimer le show-biz!
(Jacques)
JOE ET JACQUOT A NEW YORK
Le 45 tours de Ca m'avance à quoi/Comme la lune, ayant obtenu un honnête succès, CBS nous demande de faire un 33 tours.
On se met à le préparer fébrilement; il ne s'agit pas de le rater!
Et, patatras, voilà que les musiciens français se mettent en grève! On ne s'inquiète pas outre-mesure car ça arrive assez souvent.
Mais voilà que la grève n'en finit plus; Jacques Souplet me dit: "D'après mes renseignements, la grève va durer longtemps."
Je ne m'inquiète toujours pas puisque nous enregistrons à Londres.
Patatras again, voilà que les musiciens anglais, par solidarité avec les musiciens français se mettent aussi en grève. J'appele Johnny Arthey au téléphone et nous décidons d'aller voir ensemble le patron du syndicat anglais des musiciens (la puissante UNION).
Nous sommes reçus très courtoisement par un "gentleman". Il nous écoute avec beaucoup d'attention. Je lui explique que nous avons l'habitude d'enregistrer nos disques à Londres avec des musiciens anglais, et lui en apporte la preuve. Il regarde attentivement tous mes documents, en hochant la tête d'un air affirmatif, et quand je lui dis: "Etes-vous d'accord pour que nous enregistrions a Londres?"
Il répond sans hésiter:
"NO!"
Johnny recommence mon explication, en choisissant ses mots, lui faisant remarquer qu'il est lui-même membre de l'UNION et respectueux de ses règles.
Le président l'écoute avec attention, opine de la tête en disant: "Yes..., Yes..., Yes..."
Et quand Johnny lui dit : "OK ?", il répond : "NO"
Je suis pris intérieurement d'une crise de fou-rire. Johnny Arthey, lui, ne rit pas du tout. Il perd son fameux "flegme anglais", devient rouge, violet, vert, et se met à hurler dans un anglais assez vulgaire un flot de paroles où je crois comprendre "Que cet Anglais donne une mauvaise image de marque de la Grande-Bretagne à ce gentleman français.....que tout cela n'est pas "british" ni "fair-play".
Le président de l'Union l'écoute avec une grande attention..., et quand Johnny lui demande pour la troisième fois: "Etes-vous d'accord?", il répond, imperturbable:
"NO"
Pour éviter un drame, je tire Johnny hors du bureau. Nous nous retrouvons sur le trottoir ou j'essaye de le calmer, tandis qu'il marmonne : "Excusez-le..., excusez-le..., nous, British, ne sommes pas comme lui!"
C'est fini... Je ne reverrai jamais plus Arthey en colère pendant quinze ans.
En rentrant à Paris, je dis à Jacques Souplet : "Si vous voulez votre album, il n'y a plus qu'une solution : l'enregistrer a New-York." A ma grande surprise, il me répond : "C'est d'accord! Allez-y!"
Je voudrais lui rendre hommage: il fallait qu'il soit sûr du talent de Joe, pour investir une telle somme d'argent dans l'enregistrement d'un jeune chanteur débutant! A cette époque, même les grandes vedettes n'allaient pas enregister aux USA.
Et, le 27 octobre 1966, nous nous retrouvons tous les quatre (avec nos femmes), dans l'avion Paris-New York.
Le studio est situé dans un quartier populaire de la 3Oe rue. Nous sommes tout de suite pris dans l'ambiance "cool" américaine. Joe, très réservé d'habitude, fou de joie d'être de retour "at home", parle avec tout le monde, donne des instructions, court du studio à la cabine et de la cabine au studio. Bref, la première journée se passe le mieux possible.
Rassuré, je rentre au Waldorf, je me couche, et, au moment ou je vais m'endormir, le téléphone sonne. Qui peut bien m'appeler?
C'est Joe. Il avait demandé qu'on lui fasse une copie de l'enregistrement et me dit sur un ton sinistre: "Je viens d'écouter la bande. C'est très mauvais."
Je suis atterré. Comme mes ancêtres les Gaulois, j'ai l'impression que le ciel vient de me tomber sur la tête. J'essaye de reprendre mon souffle, je lui explique qu'on est tout à fait au début, que tout reste à faire et j'essaye d'être aussi persuasif que possible. La conversation est interminable. A la fin, Joe dit : "On arrivera peut-être à sauver le disque..."
Là-dessus il raccroche et je reste pensif. Je ne savais pas encore que Joe était tellement angoissé, excessif et perfectionniste que, dans son esprit, il considerait sa remarque comme tout à fait banale, uniquement destinée à parfaire la qualité du disque. Je ne l'appris que plus tard. Mais en attendant, je suis tellement deprimé que j'en arrive à me demander si je ne ferai pas mieux de tout laisser tomber, de reprendre l'avion et de rentrer a Paris. Heureusement Colette, ma femme (et mon conseiller psychologique) me remonte peu à peu le moral :
"Mais non, ne t'inquiète pas, chéri... Joe est jeune. Il est sûrement très angoissé; il avait besoin de se libérer de son angoisse, en te parlant comme il l'a fait... Tu verras que demain tout ira bien."
Elle avait raison. (Colette a toujours raison!) J'arrive peniblement à trouver le sommeil, et, le lendemain, je retrouve au studio un Joe gai, en pleine forme, ayant complètement oublié le coup de téléphone de la veille!
On enregistre dans le calme des titres de qualité comme Excuse-Me Lady, Petite Mama, Joli Minou (dont Joe a écrit la musique), Je changå un peu de vent, et surtout une chanson que j'adore et que j'écoute encore aujourd'hui avec ravissement: Dans la brume du matin.
Le premier soir, nous visitons Greenwich Village (quartier de style européen, où résident de nombreux artistes, au coeur des gratte-ciels, avec de petites maisons d'un ou deux étages).
Samedi : quartier libre. Nous en profitons pour monter à l'Empire State Building (à l'époque: le plus haut gratte-ciel de New York). En quelques secondes, grâce à un ascenseur-fusée, on se retrouve au-dessus des nuages. C'est féerique. Mais comme il y a un vent terrible, le sommet oscille de vingt centimètres; nous rions aux larmes en voyant Maryse marcher à quatre pattes sur la terrasse pour empêcher sa robe de s'envoler!
Joe nous fait visiter sa ville natale (ou plutot: "ses" villes, car nous passons avec surprise d'un quartier noir à un quartier italien, puis allemand, puis chinois, puis juif)...
Comme il nous faut des photos pour la pochette du disque, nous décidons de les faire à New York. Ca n'est pas facile car Joe, qui a horreur de se faire photographier, se fige dès qu'il voit un appareil. Mais Don Hunstein, le photographe de CBS, est futé: il arrive avec son assistant qui a un deuxième appareil. Ils se mettent à mitrailler Joe tout en tournant autour de lui. Joe, ne sachant plus où il en est, abandonne la lutte, ne regarde plus les appareils... et les photos sont réussies...
Devant l'immeuble de TIME-LIFE, il y a la Harley-Davidson d'un livreur. Je dis: "Tiens, Joe, mets-toi devant cette moto. Ca va faire une bonne photo."
Joe répond (à ma grande surprise) : "Non, je n'aime pas les motos."
J'arrive à le convaincre. Ce sera la photo de la pochette, et on lui parlera de SA moto pendant des années.
Après un détour par Harlem, au milieu des enfants noirs, nous allons au Fish-Market (Marché aux poissons). Le vent est glacial. Pour se réchauffer, on entre dans un Coffee-Shop. Depuis des années, je vois dans tous les films américains les acteurs dire à tout bout de champ: "Voulez-vous du café?"
Je suis persuadé qu'ils font un excellent café. Joe me dit : "N'en prends pas, il est dégueulasse." "Ca ne fait rien, je veux le goûter." "N'en prends pas, je te dis, il est imbuvable!"
Jacques (obstiné): "J'en veux quand même."
Au moment où je commence à boire mon café, Joe fait une horrible grimace... Je le bois calmement, je repose ma tasse et dis: "Tu as raison.,. il est dégueulasse."
Et Joe (furieux): "Bon, maintenant que tu l'as goûté, tu ne vas pas le finir?"
Le dernier jour de l'enregistrement, nous décidons de faire la fête. Joe dit: "Je vais vous faire connaître un restaurant polynésien comme vous n'en avez jamais vu."
Il nous emmène au TRADER'S VIC. Le dépaysement est total : décor hawaïen, éclairage tamisé, ambiance paradisiaque, moquette épaisse, et serveuses de rêve, en robes de soirée suggestives, musique tahitlenne et SURTOUT: LES COCKTAILS DU TRADER'S VIC (mélange savant de Rhum et de jus de fruits exotiques).
On nous apporte d'abord la carte des cocktails. Il y en a quatre pages. Joe me lance : "Prends un Zombie, c'est le meilleur."
J'appris plus tard que c'était aussi le plus meurtrier. Et il ajoute : "Si tu le bois d'un trait, tu as droit à un second gratuit."
Je goûte. C'est délicieux: des jus de fruits inoffensifs, quoi! Je le bois d'un trait. Joe en commande un second. J'en bois la moitié... et là, je me souviens seulement de Joe, me disant:
"Qu'est-ce-qu'il y a? Ca ne va pas?" "Non, je vais très bien... sauf que la table avance et recule..."
A partir de ce moment, je ne me souviens plus de rien. Je me réveille dans le Boeing comme dans un rêve. Le jour se lève, le soleil m'inonde le visage, et la voix douce de l'hôtesse annonce : "Nous allons atterrir à Paris dans quelques instants, attachez vos ceintures!"
(Jacques)
TOUS A CANNES!
En janvier 1967, Bernard Chevry créé le premier MIDEM (Marché international du disque et de l'édition musicale).
Pour la première fois tous les professionnels du disque du monde entier allaient pouvoir se réunir, échanger des idées, montrer leurs artistes, et acheter et vendre leurs productions et leurs chansons.
C'est une idée géniale! D'autant plus que le Midem n'a pas lieu à Saint-Etienne mais à Cannes (ville qui, comme vous le savez, est située au bord de la mer et très ensoleillée, même en hiver).
Naturellement, une bonne partie du métier français trouva cette idée sans intérêt et decida de n'envoyer que de petites délégations "pour voir". Les étrangers, eux, arriverent en foule.
Avec Joe, on décida d'y aller pour faire un peu de promotion... et ce fut l'une nos meilleures décisions!
Jusque-là, Joe n'était pas très connu, mais son père était célèbre. Quand un journaliste téléphonait, c'était pour lui dire: "Nous aimerions faire un article sur votre père et vous." Joe réfusait; il avait raison, car il voulait faire sa carrière tout seul.
Dès le début la chance nous sourit. Une des toutes premières fans de Joe lui dit: "Puisque vous allez à Cannes, je vous propose mon yacht qui est ancré dans le vieux port. Je ne m'en sers pas en hiver; vous aurez à votre disposition le capitaine et son équipage." Il s'agissait d'un super-yacht: salon immense, deux grandes chambres avec salles de bain, plus deux cabines, et deux grands ponts pour prendre des bains de soleil. Un rêve de milliardaire! Joe, Maryse, Jacquot et Colette s'y installerent dans l'euphorie totale.
Le premier matin du Midem, je me réveille à 8 heures, et, je ne sais pas pourquoi, je me dis : "II faut y aller tout de suite."
A première vue c'était une idée stupide, puisque dans le show-business les gens se couchent tard et commencent leur journée à midi.
Je frappe à la porte de la cabine de Joe et Maryse. Pas de réponse. J'insiste... Le visage de Joe apparait, à moitié endormi: "Qu'est-ce-qui se passe Jacquot?... y a le feu?" "Joe, habille-toi, on part au Midem." "Mais il est quelle heure?" "Il est 8 heures. Ca ouvre a 9." "Tu es fou... Il n'y aura personne!..." "Habille-toi, je te dis, je t'expliquerai plus tard."
Joe, ahuri, se prépare en maugréant, et à neuf heures moins dix, nous voilà tous les deux à pied sur la Croisette (car le Palais des Festivals est seulement à cent mètres du vieux port.) C'est désert.
Joe, un peu inquiet: "Tu es vraiment sûr qu'il faut y aller maintenant ?"
Je réponds (sûr de moi): "Absolument".
Et je tourne la tête pour ne pas qu'il me voit, car je panique en me disant en moi-même: "Mais je suis complètement fou. Qu'est-ce-qui m'a pris de partir si tôt. On va se retrouver tout seuls au Midem. Joe va me traiter de tous les noms, et il aura raison..." Mais il est trop tard pour reculer. Les abords du Palais des Festivals ressemblent au Sahara.
Joe me dit à nouveau: "J'espère que tu sais ce que tu fais?" Et, avec le plus d'assurance possible, je réponds : "Oui, oui, ne t'inquiète pas."
On monte les marches, j'ouvre la porte en tremblant, et là, MIRACLE, le hall est plein de journalistes, photographes, gens de radio et de télévision qui n'ont personne à se mettre sous la dent. Ils crient : "C'est JOE DASSIN !"...
...et se précipitent sur lui avec leurs carnets, leurs stylos, leurs caméras. En dix minutes, Joe a des rendez-vous pour toute la semaine, avec tous les journaux, télés et radios qu'on n'arrivait pas à avoir à Paris.
Joe, par dessus la tête de tous les journalistes, me regarde et me dit (admiratif) : "Jacquot, chapeau! Tu es drôlement fort!"
Je souris modestement, mais, ouf, je respire... Je viens seulement de comprendre moi-même ce que mon instinct voulait me dire!
On parlera de Joe Dassin pendant tout le Midem. Et ça va finir en apothéose car Bernard Chevry lui demande de présenter le Gala des Trophées. Joe, très élégant, en smoking, présente les plus grandes vedettes mondiales avec une aisance qui fait l'admiration de tous. Il n'a aucune peine à passer du français à l'anglais, à l'italien et à l'allemand. A la fin du Midem, tout le monde est unanime:
"Quelle présence, JOE DASSIN! Quelle classe!
Qu'est-ce qu'il chante bien!"
Il n'avait pas chante UNE SEULE NOTE.
(Jacques)
LES DALTON
Ce sont LES DALTON qui ont fait connaître Joe. Pour la première fois le public a su que ce grand garçon sympa s'appelait "JOE DASSIN".
En 1966, Radio-Luxembourg demande à Joe une série d'émissions intitulée "Western Story" qui raconte l'histoire de l'Ouest américain. Joe écrit les textes et les lit à l'antenne. De là est née l'idée d'une chanson sur Les Dalton. Joe compose la musique et demande à Jean-Michel Rivat et à Frank Thomas d'écrire les paroles. Ils s'amusent comme des fous, et ils écrivent tant de couplets qu'il faudra en supprimer la moitié...
Tout va se concrétiser lors du premier Midem à Cannes sur le yacht somptueux qu'on nous avait prêté. Je revenais du Palais des Festivals, et sur la passerelle, je croise Joe qui partait, sa guitare à la main.
"Joe, où vas-tu?"
"J'ai rendez-vous avec Henri Salvador pour lui montrer une chanson."
"Quelle chanson?" "Tu ne la connais pas," "Et notre accord?"
Nous avions décidé d'un commun accord qu'il me ferait écouter toutes les chansons qu'il composait avant de les proposer à un autre artiste.
"Ecoute, Jacquot, ne perds pas ton temps; ce n'est vraiment pas la peine que tu l'écoutes. Elle n'est absolument pas pour moi."
Jacques (précis et obstiné): "J'aime mieux en être sûr. Prenons deux minutes et fais-la moi entendre."
On revient tous les deux dans le salon du yacht. De mauvaise grâce, Joe déballe sa guitare et attaque:
"TAGADA TAGADA VOILA LES DALTON !"
Jacques (hurlant): " Je t'interdis de la donner à Salvador!"
Joe: (hurlant a son tour): "Ah non! Tu ne vas pas me faire chanter CA!"
Eh bien, oui, j'allais lui faire chanter ça (après des terribles discussions), et non seulement il le chanta , mais comme il avait beaucoup de talent et d'humour, il le chanta bien et il devint célèbre avec ça...
Et nous voilà tous à Londres, au studio Landsdowne. Johnny Arthey a écrit un très bon arrangement. Tout se passe bien jusqu'au moment où on arrive au commentaire du sherif. J'ai prévu qu'il serait dit par un choriste anglais (l'accent devant renforcer le style "bande dessinée américaine"). Je déclame le texte pour lui montrer comment il doit le faire. Mais, au bout d'une heure de répétitions, il devient évident qu'un Anglais ne pourra jamais prononcer correctement un tel flot de paroles françaises. Je reviens dans la cabine où tout le monde rit aux larmes et Maryse me dit: "Mais Jacques, tu le fais très bien. Pourquoi est-ce que tu ne l'enregistres pas toi-même?"
Joe est du même avis. Il n'y a pas d'autre solution, je l'enregistre donc en disant: "Joe, je te previens, je fais le disque, mais pas question de faire les télés."
Joe enregistre ensuite la voix. C'est pour moi une révélation. Il a une diction prodigieuse que je lui demande d'exagérer. Il se met à malaxer et à tordre les mots jusqu'à ce qu'ils rendent l'âme... En l'entendant je m'amuse comme un gosse. Je sens que je tiens une chanson originale qui ne ressemble à aucune autre.
Le disque sort. Il faut le faire connaître. Donc: faire des télés.
Joe (sadique) me dit: "Tu as fait le disque. Tu ne peux pas te dégonfler. Tu vas faire les télés. Et je serai ton directeur artistique."
Malgré mes protestations, il me traine à Western House, un magasin spécialisé dans les vêtements de style cow-boy. Il choisit un gilet de cuir, un Stetson texan, une cravate-style ficelle et surtout une magnifique étoile de Sherif. Quand je veux enlever mes lunettes, Joe me dit: (en jouant au directeur artistique) : "Non, Jacquot, garde-les. On n'a jamais vu un sherif avec des lunettes. Ce sera plus drôle."
C'est ainsi deguisé et maquillé que, pour la première fois de ma vie, je me retrouve devant une caméra (et Joe derrière). Je suis paralysé par le trac, je ne sais plus ce que je fais, je n'arrive pas à synchroniser mon texte avec le play-back, tandis que Joe hurle : "Tu vois comme c'est facile, hein!"
Heureusement, le réalisateur de la première télé, Jacques Audoir, est un ami, et il aura la patience de me synchroniser au montage.
La deuxième télé ne se fait pas. La réalisatrice me dit au téléphone : "Ca se passe à la Tour Eiffel."
Jacques (très inquiet) : "Les Dalton à la Tour Eiffel?"
Elle (très sûre d'elle) : "Ne vous inquiétez pas. J'ai une idée originale. Vous serez très content."
Nous arrivons tous les deux maquillés et costumés à la Tour Eiffel. La réalisatrice nous dit : "Entrez dans l'ascenseur et chantez."
Il est trois heures de l'apres-midi. Il y a une trentaine de touristes dans l'ascenseur... Joe me regarde, atterré.
Jacques : "Mais nous ne pouvons pas faire une chose pareille. Nous allons être ridicules."
Elle (très agressive) : "C'est à prendre ou à laisser."
Jacques : "Eh bien, nous laissons."
Et, dans un silence de mort, toujours très dignes, Joe en cow-boy et moi en sherif, nous repartons, laissant sur place la réalisatrice écumant de fureur, au milieu de ses trente techniciens et de ses deux cars techniques, tandis que Joe me murmure : "Mais, Jacquot, tu es fou..."
Jacques : "Ne te retourne pas... c'est horrible à voir".
Les autres télés se passeront mieux. On va en faire des dizaines, plus un Scopitone (les clips de l'époque). On court comme des fous d'un studio à l'autre et je n'ai même plus le temps de me demaquiller. Je me souviens encore du regard effaré du président de CBS, quand il me voit entrer avec mon fond de teint dans la salle du conseil d'administration, un jour où j'avais deux télés à la suite. J'ai lu sa pensée dans son regard: "Jacques Plait est devenu fou..."
Deux mois plus tard, nous tournions une des dernières télés au Bois de Boulogne, quand je vis un gamin tirer sa mère par le bras :
"Regarde, maman, c'est Joe Dassin."
Fou de joie, je dis à Joe: "Ca y est. On te reconnaît. Tu es une VEDETTE."
Quelque temps plus tard, Joe appris avec joie que Georges Brassens, malade et en clinique, à qui un ami demandait ce qu'il pourrait lui offrir pour lui faire plaisir, avait repondu : "Apporte-moi le disque des Dalton, je l'aime beaucoup."
(Jacques)
LE CANULAR: "LUI" ET "MOI"
Joe adorait les canulars. Un jour, où nous nous engueulions une fois de plus au studio, parce que je lui demandais de "penser" à ses paroles, il repliqua: "Si tu crois que c'est facile d'être devant le micro, toi qui es si fort, viens donc ici et montre-nous ce que tu sais faire..."
Je ne pouvais plus reculer, et je fus obligé de dire "oui" quand Joe ajouta: "Nous allons inverser les rôles: tu vas enregistrer un disque, et je serai ton directeur artistique."
Quand j'y repense aujourd'hui, il fallait vraiment que l'on soit fous tous les deux pour decider une chose pareille, car j'ai toujours chanté avec une voix épouvantable....
Mais c'etait trop tard! Il fallait que chacun joue son rôle pour prouver à l'autre qu'il en était capable. J'ecrivis les paroles de deux chansons: Le disque qui gratte, Dodo avec toi. Joe voulait que la pochette mentionne:
JACQUES PLAIT
chante
LE DISQUE QUI GRATTE
Direction Artistique: JOE DASSIN
Mais je ne voulus pas aller jusque-là, et je décidais de prendre un pseudonyme. Joe me dit: "Puisque tu ne mets pas ton nom, je ne mets pas le mien." Et la pochette devint :
MOI
chante LE DISQUE QUI GRATTE
Direction Artistique: LUI
Ce qui etait incompréhensible pour tout le monde sauf pour:
NOUS
Quelques jours après, je me trouvais, pour la première fois de ma vie devant un micro, dans l'immense studio Davout (un ancien cinéma de quartier désaffecté). Au-dessus de moi, dans l'obscurité, m'ecrasant de toute sa hauteur, j'apercevais dans le lointain la cabine d'enregistrement où Joe, tout heureux, avait pris ma place. Je me sentais tout petit, écrasé, seul au monde...
L'enregistrement fut long et laborieux. Joe ne se priva pas de me faire recommencer, puis recommencer, puis recommencer à nouveau, pour bien me faire comprendre la difficulté d'être devant un micro...
Finalement, après des heures qui me parurent des siècles, il dit : "C'est bon... On le garde." Ouf! C'était fini.
Enfin, je croyais que c'était fini, mais Joe poursuivait son idée: "Maintenant tu vas faire des télés." "Ah non..., pas les télés." "Comment, tu te dégonfles?"
Que dire? J'acceptais à contrecoeur de faire aussi les télés. J'en fis trois, dont une avec Jacques Martin qui fut adorable avec moi et me facilita les choses au maximum (la chanson le fit d'ailleurs beaucoup rire. Merci Jacques!)
Pour la troisième, Joe me dit: "Je t'ai obtenu une télé à Monte-Carlo." "En studio?" "Oui, oui, en studio."
C'était en été. J'appris au dernier moment que l'émission "en studio" avait lieu "en public" sur la plage... C'est l'un des souvenirs les plus atroces de ma vie. Je me retrouvais face au public. Terrorisé, paralysé par le trac, devant mille personnes. Je ne voyais que Joe, qui, très à l'aise, criait derrière la camera (en m'imitant, tres "directeur artistique"): "Souris! Mais souris donc!"
Bien sûr on ne vendit pas un seul disque, mais ce "canular" fut très important pour moi car, en me mettant à la place de l'artiste je decouvris tout ce qu'il ressentait: la peur, le trac, le manque de confiance en soi, le désir d'être aimé et rassuré. Après cette expérience, je devins plus tolerant et encore plus patient. Je me mis à choisir mes mots, et j'essayais surtout de devenir un ami et un confident.
(Maryse)
BEA, JULIE ET RICKY
Dès de début de ma rencontre avec Joe, il me parla de sa maman et de ses "petites soeurs" (comme il les appelait). Joe les adorait. Il me les présenta dans les jours qui suivirent, et je n'eus aucun mal à me sentir "de la famille", tellement elles étaient adorables!
Joe était très proche de sa mère. Il avait une grande tendresse pour elle. Quand elle était à Paris, elle venait nous voir à la maison tous les jours, et restait souvent à dîner. Joe et elle avaient de longues conversations amicales où ils abordaient tous les sujets : politique, peinture, musique, et bien d'autres. Joe la tenait au courant de tous ses projets et lui demandait des conseils, car il avait une grande confiance en elle. Quand elle était à New York, il lui téléphonait souvent et ils s'écrivaient de longues lettres.
Pour ma part, je n'ai jamais eu l'impression de parler à ma "belle-mère" mais à ma mère. Elle me considérait comme sa fille.
Bea avait une admiration sans bornes pour son fils. Elle suivait sa carrière avec passion. Pendant les tournées, elle nous rejoignait souvent, et passait plusieurs journées avec nous, en subissant sans se plaindre tous les aléas: les kilomètres, les changements de température, les déménagements, et les soirées tardives. Elle avait glané tout un stock d'anecdotes qu'elle racontait avec délices.
Joe voyait très souvent ses "petites soeurs". Il y avait entre eux une grande complicité. Dès qu'elles arrivaient à la maison, ils retrouvaient leur enfance: les rires fusaient de tous côtés, entremêlés de discussions passionnées en anglais (avec parfois quelques mots en français).
Tous les anniversaires de la famille nous donnaient l'occasion de nous réunir en fêtes joyeuses et chaleureuses. Nous nous sentions bien tous ensemble. C'était une vraie famille!